Comme le rappelle Derrida dans Donner la mort, l’auctor est celui qui autorise ou donne autorité à, un trait qui rende l’auteur à la fois « irresponsable et hyperresponsable » en modernité, selon le philosophe. Considérant que le lien entre auteur et autorité est à rapporter à la « fonction auteur », selon la perspective de Foucault, nous nous proposons de scruter à travers le jeu entre modernité, antiquité et culture digitale les tensions, mutations et alliance entre auteur et autorité.
Les Anciens, lus depuis la modernité, ont souvent été assimilés à des créateurs romantiques, selon l’image consacrée de l’auteur au 19e siècle. Cet effet de lecture a déteint notamment sur Paul de Tarse ou Galien, comme je l’ai montré dans des travaux précédents. S’appuyant sur le fait que l’oralité domine dans la culture antique, on scrutera quelques exemples d’auteurs soulignant la supériorité de l’oralité sur l’écrit, par exemple chez Clément d’Alexandrie ou Lucien de Samosate. On observera que dans une culture où l’écrit est un véhicule second de la pensée, la subjectivité se donne dans un dialogue entre sujets, comme insérée dans une inter-subjectivité : si la littérature homérique reste anonyme, le premier qui la « rectifie », Hésiode, est précisément le premier à donner son nom en préface (cf. François Hartog). Il acquiert une identité dans un rapport intersubjectif à la musique homérique.
Tant que le support d’écriture imprimée n’a pas été momifié dans un cadre législatif contraignant, établi progressivement de la fin du 18e siècle à 1850, il a laissé la place à la gestion intersubjective de l’autorité liée à la fonction auctoriale. Le montre l’exemple des nombreuses préfaces des Songes et Discours de Quevedo, qui, s’il les a rédigés, n’a pas pris la responsabilité de les publier, ni même n’a été consulté pour ce faire. A partir de là, on réfléchira à ce qui perdure à travers les siècles de la fonction auctoriale, et à ce qui en modifie l’impact, limitant parfois drastiquement l’acte d’autorité de cette fonction. L’hypothèse défendue sera de dire que c’est le support d’écriture qui régule l’ampleur de l’autorité effective de l’auteur. Par exemple, Galien peut bien être attaché à ses idées : il n’a aucun moyen concret d’empêcher qu’on diffuse sous son nom d’autres propos. Quant à l’arrivée du « mini-rouleau », au 1er siècle avant notre ère, elle enclenchera un processus d’individuation dans la lecture que le codex matérialisera à grande échelle, progressivement. En conclusion, je soulignerai le fait que l’impuissance de l’auteur à maîtriser son auctoritas quand le support ne s’y prête pas est illustrée jusqu’à l’excès par le support d’écriture digital. Les « auteurs » des Humanités pourront-ils recomposer une auctoritas validée par leurs pairs dans le régime auctorial d’inter-subjectivité digitale ? Il faudra attendre pour avoir la réponse, mais ces défis méritent d’être verbalisés. La mémoire antique a certainement de quoi les illustrer et les accompagner, sur fond de retour du pouvoir de la rhétorique orale sur l’argumentation écrite.