ERAMA

Compte-rendu : Genre et auto­rité dans l’Antiquité

La jour­née d’études consa­crée au genre et à l’auto­rité dans l’Antiquité répond au double objec­tif des tra­vaux du labo­ra­toire junior ERAMA. Il s’agit en effet d’abor­der l’auto­rité sous l’angle, com­plexe – nous avons pu le cons­ta­ter – des études de genre et ainsi de nous donner l’occa­sion de saisir les enjeux d’une telle appro­che dans les études anti­ques de manière géné­rale. Plus spé­ci­fi­que­ment, nous avons affronté la dif­fi­culté d’asso­cier l’auto­rité au fémi­nin.

La pre­mière inter­ven­tion de la jour­née d’études était consa­crée à un aperçu his­to­ri­que sur la notion de genre et ses uti­li­sa­tions en his­toire. Pauline Rameau a retracé pour nous le par­cours des gender stu­dies, depuis l’intro­duc­tion des études sur les femmes jusqu’aux remi­ses en cause actuel­les de leur per­ti­nence dans l’ana­lyse his­to­ri­que. Il res­sort de cet exposé que le genre est un outil utile, que l’on soit dans une pos­ture mili­tante ou non. Les dépla­ce­ments divers que connaît ce champ d’études aujourd’hui, des femmes au genre, du neutre au genre ou au mas­cu­lin, met­tent davan­tage encore en avant l’idée d’une cons­truc­tion cultu­relle et sociale des indi­vi­dus et des grou­pes. La dis­cus­sion a permis de rele­ver que le genre trouve une place dans le sys­tème uni­ver­si­taire fran­çais, avec la créa­tion d’un poste de pro­fes­seur consa­cré aux études de genre à Toulouse. Nous sommes également reve­nus sur le terme même de « genre » qui, en fran­çais est extrê­me­ment poly­sé­mi­que ; son étymologie (genus) sup­pose une clas­si­fi­ca­tion natu­relle, donnée, ce qui pose­rait pro­blème pour en faire une caté­go­rie cultu­relle. Il existe en tout cas un lien fort entre le genre et l’iden­tité.

Le pre­mier cons­tat de Marine Bretin-Chabrol, dans son étude sur l’argu­ment du sexe faible, fut que l’auc­to­ri­tas était déniée, en droit romain, aux citoyens décla­rés inca­pa­bles, parmi les­quels on trouve les mineurs, les fous et les femmes. L’on aurait pu croire que la mise sous tutelle des femmes, mineu­res à vie, répon­dait à un a priori d’ordre bio­lo­gi­que, la fai­blesse cons­ti­tu­tive et émotionnelle des femmes les empê­chant de former un juge­ment droit (Cicéron et Tite Live témoi­gnent de ces concep­tions). Néanmoins, l’étude atten­tive des textes juri­di­ques montre que le droit romain ne se fonde pas sur une concep­tion natu­ra­liste de la fai­blesse fémi­nine, mais plutôt sur une défi­ni­tion sociale du sexus. Les femmes sont effec­ti­ve­ment jugées inca­pa­bles d’accom­plir des actes juri­di­ques, par exem­ple le métier d’avocat, mais cela en raison de leur posi­tion infé­rieure dans la société. Là où l’auc­to­ri­tas mas­cu­line s’exerce dans la sphère publi­que, l’action fémi­nine s’étend seu­le­ment au domaine privé. Les femmes échappent de plus en plus à la tutelle juri­di­que à partir de la fin de l’époque répu­bli­caine et au cours de l’empire ; cette émancipation rend l’ins­ti­tu­tion de la tutela mulie­rum incom­pré­hen­si­ble aux juris­tes du IIe ap. J.-C., qui cons­ta­tent que les femmes gèrent leurs affai­res aussi bien que les hommes. Attribuée à la cou­tume des Anciens, la tutelle se main­tient alors essen­tiel­le­ment dans le cadre des héri­ta­ges, où l’agnat, c’est-à-dire le parent mâle le plus proche, qui héri­tera du patri­moine, doit approu­ver les actes de l’héri­tière : il s’agit d’assu­rer la conser­va­tion du patri­moine dans une famille, dont le pre­mier repré­sen­tant est le père, tandis que la femme, fille d’un côté, épouse de l’autre, se trouve au car­re­four de deux lignées.

En étudiant Séréna, Vincent Goncalves est revenu sur la place des femmes dans la famille impé­riale au début du Ve siècle ap. J.-C.. La figure fémi­nine agit comme un élément de concorde entre l’Orient et l’Occident : Séréna, nièce de Théodose, a vu gran­dir les deux cou­sins héri­tiers de l’empire et elle don­nera sa fille en mariage à Honorius. Elle est également l’épouse du semi-bar­bare Stilichon, maître des mili­ces et glo­rieux mili­taire, et c’est à ses côtés qu’elle joue un rôle poli­ti­que et diplo­ma­ti­que impor­tant, à tra­vers le mariage de sa fille comme par son influence sur le jeune Honorius. Son inter­ven­tion poli­ti­que est net­te­ment expo­sée par Claudien dans le pané­gy­ri­que qu’il lui offre (cf. par exem­ple Laus Serenae, v. 211-236), qui la fait pres­que par­ti­ci­per à l’une des batailles de son époux en pei­gnant la pas­sion avec laquelle elle en écoute le récit. Mais l’ingé­rence de cette femme en poli­ti­que la conduit à sa perte, puisqu’elle meurt peu après l’exé­cu­tion de son mari en 408. Séréna n’a pas été une impé­ra­trice, elle n’a pas porté le titre d’augusta au sens strict ; néan­moins, en jouant de sa fémi­nité (à tra­vers son rôle de mère, mais aussi d’épouse aimante), elle a agi sur la poli­ti­que et la diplo­ma­tie de son temps en exer­çant une auto­rité morale qui ne cor­res­pon­dait pas au pou­voir effec­tif de son rang. Le par­cours de Séréna nous a ainsi montré qu’une femme, au Ve siècle, était sus­cep­ti­ble de déte­nir une auto­rité, c’est-à-dire que son entou­rage lui reconnais­sait une influence, un pou­voir qui n’était pour­tant pas tra­di­tion­nel­le­ment asso­cié à la place de la femme, y com­pris dans la famille impé­riale. La pos­té­rité de Séréna, que cer­tains auteurs ont, après sa mort, qua­li­fiée d’augusta ou encore ont sanc­ti­fiée, témoi­gne de l’étendue de son auto­rité de son vivant, qui devait égaler, si ce n’est dépas­ser, celle que son époux Stilichon avait acquis par ses faits d’armes.

Les deux inter­ven­tions du début d’après-midi nous ont fait quitté le monde stric­te­ment romain pour la Grèce impé­riale et la Gaule pré-romaine et romaine.

Romain Brethes a rap­pelé que dans le cadre de la Seconde Sophistique, la mani­fes­ta­tion de la pai­deia, de l’éducation, était l’expres­sion d’une condi­tion sociale. Les ora­teurs du IIe siècle de notre ère se pré­sen­tent comme des pepai­deu­me­noi et se défen­dent d’être des « effé­mi­nés ». Dans les textes de l’époque clas­si­que, notam­ment l’Économique de Xénophon, la pai­deia donne une auto­rité sup­plé­men­taire au mari dans la sphère publi­que, tandis qu’elle conforte la femme dans un statut de sou­mis­sion dans le domaine privé. Dans les romans grecs, qui datent de l’époque impé­riale, on observe une symé­trie iné­dite entre les pro­ta­go­nis­tes mas­cu­lins et fémi­nins ; l’auto­rité des héroï­nes tient à leur pai­deia, et c’est en met­tant en scène des femmes intel­li­gen­tes et culti­vées que les roman­ciers inter­ro­gent la valeur de leurs vertus, dont elles ne sont plus seu­le­ment des vec­teurs. L’éducation de ces jeunes filles leur confère une capa­cité de maî­trise sem­bla­ble à celle que les phi­lo­so­phes pou­vaient exiger de leurs dis­ci­ples : Callirhoé et Chariclée en sont de par­faits exem­ples. La pre­mière, héroïne éponyme du roman de Chariton, échappe à la tutelle des deux époux qu’elle a reçu, en se livrant au second dans une lettre à l’érotisme masqué mais bien pré­sent, alors même qu’elle vient de retrou­ver le pre­mier avec qui elle va ren­trer à Syracuse. En dis­cu­tant à l’inté­rieur même de son texte la vertu de l’héroïne, Chariton pose de manière para­doxale l’auto­rité, ici l’auto­no­mie, fémi­nine. Chariclée, chez Héliodore, est célè­bre pour sa par­faite maî­trise du dis­cours. Afin de pré­ser­ver sa vir­gi­nité, elle invente des plas­mata (fic­tions, men­son­ges), elle uti­lise son éducation pour pro­duire des dis­cours par­fois hon­teux : à tra­vers sa pra­ti­que du dis­cours, Héliodore met en ques­tion la dimen­sion per­for­ma­tive de la parole, puis­que son héroïne se donne – en parole – à celui à qui elle veut en réa­lité échapper. L’auto­rité pro­blé­ma­ti­que du per­son­nage fémi­nin appa­raît donc comme un outil dont les roman­ciers se ser­vent pour cons­truire et dis­cu­ter la vertu de leurs héroï­nes.

Hélène Duchamp a étudié la pré­sence de paru­res en verre, typi­que­ment fémi­ni­nes, sur le site gau­lois de Corent (Puy-de-Dôme). La haute valeur de ces bijoux – les blocs de verre étaient impor­tés d’Orient – attes­tent de l’exis­tence d’une élite fémi­nine aux moyens finan­ciers élevés. Ces paru­res avaient une fonc­tion d’appa­rat et étaient por­tées en lien avec des céré­mo­nies reli­gieu­ses. L’ana­lyse des paru­res en verre permet de mon­trer qu’au pre­mier âge du fer, les socié­tés gau­loi­ses fonc­tion­naient sur un sys­tème matriar­cal, dans lequel la filia­tion uté­rine jouait un rôle impor­tant ; en témoi­gne par exem­ple l’orga­ni­sa­tion d’une nécro­pole autour d’une tombe de prin­cesse. Le deuxième âge du fer connaît au contraire une société patriar­cale, orga­ni­sées autour de chef­fe­ries. Le retrait des femmes est sen­si­ble à tra­vers l’absence de paru­res dans le sanc­tuaire et le théâ­tre de Corent jusque dans les années 170 avant J.-C. où l’on cons­tate leur appa­ri­tion pro­gres­sive. La dis­cus­sion a pointé le fait que l’on ne pou­vait déter­mi­ner avec cer­ti­tude si les paru­res fémi­ni­nes étaient un sym­bole de l’auto­rité des femmes ou de celle de leurs maris. Hélène Duchamp a insisté sur le fait que le bijoux était une marque d’auto­rité, mais que cette auto­rité n’était pas syno­nyme de pou­voir effec­tif.

La com­plexité des deux notions que nous avons choi­sies d’asso­cier pour cette jour­née d’études – l’auto­rité et le genre – ne faci­lite pas la syn­thèse des com­mu­ni­ca­tions qui nous ont été pré­sen­tées. Néanmoins, il est pos­si­ble d’en tirer quel­ques conclu­sions sur le phé­no­mène de l’auto­rité dans l’Antiquité. En effet, nous avons vu que le fait d’asso­cier l’auto­rité à des figu­res fémi­ni­nes posaient aux Anciens eux-mêmes des dif­fi­cultés, et que la rela­tion entre femme et auto­rité a évolué dans le temps. À l’excep­tion du chan­ge­ment que l’on a perçu pour les socié­tés gau­loi­ses de l’âge du fer, les femmes sem­blent être en mesure d’acqué­rir une forme d’auto­rité à mesure que les socié­tés grec­que et romaine évoluent. La tutelle qui est de mise dans les socié­tés archaï­ques tend à se dis­sou­dre au profit d’une auto­no­mie et d’une reconnais­sance plus grande, en par­ti­cu­lier à l’époque impé­riale. Les dis­cus­sions des juris­tes romains de cette période, qui mon­trent que l’ins­ti­tu­tion de la tutelle est fondée sur un sexus social et non bio­lo­gi­que, sui­vent un mou­ve­ment simi­laire à la dis­cus­sion de l’auto­rité morale des héroï­nes de romans grecs. Néanmoins, la chute des prin­ces­ses cel­ti­ques au second âge du fer montre que l’évolution du statut des femmes, y com­pris au sein d’une élite, est sus­cep­ti­ble d’évolutions néga­ti­ves. Et le cas de Séréna, qui inter­vient à la fin de l’Antiquité, conti­nue de prou­ver que, si cer­tai­nes femmes ont gagné une place sur la scène publi­que et ainsi obtenu la reconnais­sance de leur auto­rité, ce phé­no­mène demeure essen­tiel­le­ment mas­cu­lin, puisqu’elle fait figure d’excep­tion.

Sans doute est-ce là la prin­ci­pale leçon à tirer de ces études : l’Antiquité réserve l’auto­rité à la sphère publi­que, et les femmes à la sphère privée, ce qui rend le croi­se­ment des deux rare et dif­fi­cile à appré­hen­der à la fois par les Anciens eux-mêmes, et par nous aujourd’hui.