ERAMA
 

F. Dingremont, « Autorité, vérité et per­sua­sion dans les épopées homé­ri­ques »

François Dingremont (EPHE)

Nous vou­drions pro­po­ser une réflexion sur les liens qui exis­taient dans la Grèce archaï­que entre auto­rité et uti­li­sa­tion de cer­tains types de paro­les la met­tant en scène sous des aspects extrê­me­ment variés, voire oppo­sés (alè­theia et doxa). Nous ten­te­rons de voir com­ment, notam­ment dans les épopées homé­ri­ques, dif­fé­rents regis­tres de vali­da­tion de savoir, donc d’auto­rité, coha­bi­tent.

M. Detienne, dans son ouvrage Les Maitres de vérité dans la Grèce archaï­que, étudiait le cas de trois caté­go­ries de figu­res anti­ques dis­po­sant d’une parole de vérité, d’une alè­theia. Il citait les Vieillards de la mer, au savoir man­ti­que, les poètes, dis­pen­sa­teur de renom­mée, et les rois de jus­tice. Possédant une parole de vérité, ces trois caté­go­ries déte­naient de facto une auto­rité incontes­ta­ble. Leur parole de type magico-reli­gieuse révé­lait une vérité asser­to­ri­que fai­sant que ce qui était dit adve­nait. Selon M. Detienne, c’est avec Simonide de Céos (Ve siècle avant J.C.), que la parole se laï­cise. Suivant un pro­ces­sus de sécu­la­ri­sa­tion, la foi (pistis) en la vérité de la parole alè­theia se trouve remise en cause par des pra­ti­ques intro­dui­sant des métho­des de vali­da­tion des énoncés repo­sant doré­na­vant sur un juge­ment de la doxa (opi­nion). Ce chan­ge­ment pré­fi­gure l’effi­ca­cité sophis­ti­que et rhé­to­ri­que. Cette appré­cia­tion évolutionniste tient, selon nous, assez peu compte du bou­le­ver­se­ment, du chan­ge­ment dans la mise en scène d’une auto­rité fondée sur la parole, dont l’Odyssée, donc bien avant Simonide, témoi­gne. Si la tra­di­tion homé­ri­que, les aèdes Phémios, Démodokos se disent encore ins­pi­rés par les Muses, des éléments de pré-rhé­to­ri­que se met­tent déjà en place. Ainsi Ulysse, au chant VIII de l’Odyssée, dia­lo­gue avec Démodokos - ce qui est déjà une cer­taine manière de remet­tre en cause une auto­rité qui aupa­ra­vant ne s’éprouvait pas dans le dia­lo­gue - et exige de lui qu’il le convain­que de la véra­cité des évènements qu’il chante. Pour qu’Ulysse admette que les Muses ins­pi­rent l’aède, il réclame une pré­sen­ta­tion conforme à la réa­lité de faits his­to­ri­ques dont lui (Ulysse) a été le témoin. La dimen­sion d’ins­pi­ra­tion (marque d’auto­rité des poètes/rhap­so­des que l’on trou­vera encore chez Platon, cf. Ion) n’est pas niée, mais elle est contrainte de vivre avec de nou­vel­les exi­gen­ces, que la figure d’Ulysse - témoin ocu­laire de cer­tai­nes réa­li­tés que l’aède chante - incarne. On retrouve une même néces­sité de convic­tion, et donc une inflexion vers la doxa, lors­que Pénélope, au chant XXIII, exi­gera de voir les signes per­met­tant de la per­sua­der que l’homme qui se pré­sente devant elle sous les traits d’Ulysse est bien Ulysse.

A partir de ces exem­ples, et d’autres pris dans la tra­di­tion homé­ri­que, nous nous pro­po­sons de répon­dre à trois ques­tions : Ne sont-ils pas les signes d’une appa­ri­tion très pré­coce d’une doxa qui néces­site des déten­teurs de vérité d’adap­ter la pré­sen­ta­tion de la vérité au public qu’il s’agit déjà de per­sua­der ? Ces éléments de pré-rhé­to­ri­que enta­ment-ils l’auto­rité des poètes ? Et si tel est le cas qu’en est-il du statut de leur parole et de la mise en scène de la rela­tion entre l’aède et son public ?