Nous voudrions proposer une réflexion sur les liens qui existaient dans la Grèce archaïque entre autorité et utilisation de certains types de paroles la mettant en scène sous des aspects extrêmement variés, voire opposés (alètheia et doxa). Nous tenterons de voir comment, notamment dans les épopées homériques, différents registres de validation de savoir, donc d’autorité, cohabitent.
M. Detienne, dans son ouvrage Les Maitres de vérité dans la Grèce archaïque, étudiait le cas de trois catégories de figures antiques disposant d’une parole de vérité, d’une alètheia. Il citait les Vieillards de la mer, au savoir mantique, les poètes, dispensateur de renommée, et les rois de justice. Possédant une parole de vérité, ces trois catégories détenaient de facto une autorité incontestable. Leur parole de type magico-religieuse révélait une vérité assertorique faisant que ce qui était dit advenait. Selon M. Detienne, c’est avec Simonide de Céos (Ve siècle avant J.C.), que la parole se laïcise. Suivant un processus de sécularisation, la foi (pistis) en la vérité de la parole alètheia se trouve remise en cause par des pratiques introduisant des méthodes de validation des énoncés reposant dorénavant sur un jugement de la doxa (opinion). Ce changement préfigure l’efficacité sophistique et rhétorique. Cette appréciation évolutionniste tient, selon nous, assez peu compte du bouleversement, du changement dans la mise en scène d’une autorité fondée sur la parole, dont l’Odyssée, donc bien avant Simonide, témoigne. Si la tradition homérique, les aèdes Phémios, Démodokos se disent encore inspirés par les Muses, des éléments de pré-rhétorique se mettent déjà en place. Ainsi Ulysse, au chant VIII de l’Odyssée, dialogue avec Démodokos - ce qui est déjà une certaine manière de remettre en cause une autorité qui auparavant ne s’éprouvait pas dans le dialogue - et exige de lui qu’il le convainque de la véracité des évènements qu’il chante. Pour qu’Ulysse admette que les Muses inspirent l’aède, il réclame une présentation conforme à la réalité de faits historiques dont lui (Ulysse) a été le témoin. La dimension d’inspiration (marque d’autorité des poètes/rhapsodes que l’on trouvera encore chez Platon, cf. Ion) n’est pas niée, mais elle est contrainte de vivre avec de nouvelles exigences, que la figure d’Ulysse - témoin oculaire de certaines réalités que l’aède chante - incarne. On retrouve une même nécessité de conviction, et donc une inflexion vers la doxa, lorsque Pénélope, au chant XXIII, exigera de voir les signes permettant de la persuader que l’homme qui se présente devant elle sous les traits d’Ulysse est bien Ulysse.
A partir de ces exemples, et d’autres pris dans la tradition homérique, nous nous proposons de répondre à trois questions : Ne sont-ils pas les signes d’une apparition très précoce d’une doxa qui nécessite des détenteurs de vérité d’adapter la présentation de la vérité au public qu’il s’agit déjà de persuader ? Ces éléments de pré-rhétorique entament-ils l’autorité des poètes ? Et si tel est le cas qu’en est-il du statut de leur parole et de la mise en scène de la relation entre l’aède et son public ?